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Non-axiomes.
Dans l’intérêt de la raison, prenez garde d’ÉTIQUETER. Des mots comme : Fasciste, Communiste, Démocrate, Républicain, Catholique, Juif, se rapportant à des êtres humains, ne sont jamais tout à fait étiquetants.
Gosseyn s’attendait à s’éveiller dans son propre corps, car cela s’était produit une première fois dans une occasion analogue. Et il s’y attendait si bien qu’il éprouva un violent désappointement en voyant devant lui la porte transparente de la cage du distorseur.
Pour la troisième fois en trois semaines, il aperçut la salle de contrôle militaire du palais d’Enro.
Sa déconvenue cessa rapidement. Il était là, et on n’y pouvait rien. Il franchit la porte et fut surpris de constater que la pièce se trouvait vide. Ne se retrouvant pas dans son corps, il pensait qu’on lui demanderait, dès son arrivée, l’explication du message au capitaine Free. Prêt à ça aussi, d’ailleurs.
Prêt à beaucoup de choses, conclut-il en se dirigeant vers les grandes fenêtres du bout de la pièce. Celles-ci rayonnaient de soleil. Le matin ? se demanda-t-il en regardant au-dehors. Le soleil paraissait plus haut dans le ciel qu’à sa première visite au palais d’Enro. Troublant. Tant de planètes, en tant d’endroits de leur galaxie, et qui tournaient autour de leurs soleils à des allures différentes.
En outre, il y avait la perte de temps due au transport par distorseur, soi-disant instantané.
Il estima l’heure : 9 heures et demie, heure de la ville de Gorgzid. Trop tard pour déjeuner avec Secoh et Enro – non qu’il y fût intéressé. Gosseyn se dirigea vers la porte du couloir extérieur. Il s’attendait à demi qu’on lui dise de s’arrêter, soit que retentît un ordre dans le téléphone mural, soit qu’apparût un quelconque porteur d’instructions. Nul ne l’arrêta.
Pas d’illusions à se faire. Enro, avec son don spécial pour voir et entendre à distance, connaissait sa présence. Ceci constituait une occasion délibérément présentée, une levée de surveillance née de la curiosité ou du mépris.
Le motif importait peu. Quel qu’il fût, il en résultait un moment de soulagement, libre de tension. Chose fort utile, à première vue ; mais sans importance réelle à voir la situation de plus loin.
Il avait un plan et comptait forcer Ashargin à prendre jusqu’au dernier risque. Ceci reviendrait entre autres à ignorer des ordres directs d’Enro lui-même.
Comme la semaine passée, la porte du couloir n’était pas fermée à clef. Une femme portant un seau passait. Gosseyn ferma la porte derrière lui et fit un signe à la femme. Elle trembla, sans doute à la vue de l’uniforme, et agit comme quelqu’un qui n’a pas l’habitude qu’un officier s’adresse à elle.
— Oui, monsieur, bafouilla-t-elle. L’appartement de Mme Nirène, monsieur ? Deux étages plus bas. Son nom est sur la porte de son appartement.
Rien ne vint s’opposer à sa progression. La jeune fille qui lui ouvrit, jolie, paraissait intelligente. Elle sembla surprise de le voir et le laissa debout devant la porte. Il l’entendit, de l’intérieur de l’appartement, appeler :
— Nirène, il est là.
Puis il y eut une exclamation confuse, et Nirène apparut dans l’entrée.
— Eh bien, dit-elle sèchement, vous entrez, ou vous restez planté là comme un idiot ?
Gosseyn resta muet. Il la suivit dans un living-room meublé avec goût et prit la chaise qu’elle lui indiqua. Pas trace de l’autre femme. Il constata que Nirène le regardait d’un œil neutre. Elle dit d’une voix amère :
— Ça coûte cher, de vous parler.
— Laissez-moi vous rassurer, dit Gosseyn. Vous ne risquez aucune incorrection de la part du prince Ashargin.
Il parlait volontairement à la troisième personne.
— En fait, ce n’est pas un mauvais type.
— Mais j’en ai reçu l’ordre, dit-elle, sous peine de mort.
— Vous n’y pouvez rien, si l’on repousse toutes vos avances, dit Gosseyn.
— Alors c’est vous qui risquez la mort.
— Le prince, dit Gosseyn, est utilisé par Enro pour un dessein personnel. Vous ne supposez pas qu’Enro le laissera vivant après s’être servi de lui ?
Elle pâlit soudain.
— Vous osez parler comme ça, dit-elle, sachant qu’il peut écouter ?
— Le prince, dit Gosseyn, n’a rien à perdre.
Les yeux gris le regardaient, curieux – plus que curieux.
— Vous parlez de lui comme s’il était un autre.
— C’est une façon de rester objectif.
Il changea de sujet.
— Mais j’avais deux raisons de venir vous voir.
La première, c’est de vous poser une question à laquelle j’espère que vous répondrez. Selon ma théorie personnelle, aucun homme, en onze ans, ne peut maîtriser un empire galactique, et les quatre millions d’otages détenus à Gorgzid laissent supposer une agitation considérable dans tout le Plus Grand Empire. Est-ce que je me trompe ?
— Bien sûr que non. (Nirène haussa les épaules.) Enro ne s’en cache nullement. Il joue contre le temps, et le jeu l’intéresse autant que l’enjeu lui-même.
— Sans doute. Maintenant, question numéro deux.
Rapidement, il expliqua la position d’Ashargin au palais et conclut :
— Lui a-t-il déjà été assigné un appartement ?
Les yeux de Nirène s’élargirent de stupéfaction.
— Voulez-vous dire, dit-elle, que vous ne savez vraiment pas ce qui est arrivé ?
Gosseyn ne répondit rien. Il s’occupait de détendre Ashargin qui se contractait soudain. La jeune femme se leva et il vit qu’elle le regardait de façon moins inamicale. Elle baissa le nez, le dévisagea de nouveau, l’air troublé.
— Venez avec moi, dit-elle.
Elle se dirigea rapidement vers une porte qui s’ouvrait sur un autre corridor. Elle passa par une seconde porte, tout au bout, et s’effaça pour le laisser entrer. Gosseyn vit qu’il s’agissait d’une chambre à coucher.
— Notre chambre, dit-elle.
Elle parlait toujours du même ton, et le scrutait d’un œil étonné. Finalement, elle hocha la tête.
— Eh bien, on dirait vraiment que vous ne le savez pas. Bon. Je vais vous le dire.
Elle s’arrêta, un peu tendue, comme si d’exprimer les faits leur donnait une réalité accrue, puis elle dit :
— Vous et moi avons été mariés ce matin par décret exceptionnel de Secoh. J’en ai reçu l’information officielle il y a quelques instants.
Ceci dit, elle fila devant lui et disparut dans le couloir.
*
Gosseyn referma la porte à clef. Ce qui lui restait de temps, il n’en savait rien, mais s’il devait jamais arriver à rééduquer le corps d’Ashargin, il fallait profiter de moments comme celui-ci.
Il avait un plan très simple : rester dans cette pièce jusqu’à ce qu’Enro lui donne un ordre précis. À ce moment, refuser d’obéir.
Il perçut le frisson d’Ashargin à la seule idée de ce jeu mortel. Mais Gosseyn résista à cette faiblesse et pensa consciemment dans l’intérêt du système nerveux de l’autre : « Prince, chaque fois que vous accomplissez un acte positif pour prévenir un acte négatif, partie d’un réflexe conditionné est établie. Du total de ces réflexes conditionnés résultent un courage, une assurance et une habileté également automatiques. »
Tout ceci restait fort simplifié, sans doute, mais constituait le préliminaire indispensable à un entraînement Ā de niveau plus élevé.
Son premier geste fut de passer dans la salle de bains et d’ouvrir l’eau chaude. Il régla le thermostat et, avant de se déshabiller, revint à la chambre en quête d’un dispositif mécanique capable de produire un son rythmique. Il n’en trouva point.
Ennuyeux ; cependant un peu d’astuce le dépannerait. Il se déshabilla et, la baignoire pleine, ferma le robinet en laissant s’écouler un filet ni trop mince ni trop rapide.
Il dut se forcer pour entrer dans l’eau qui paraissait capable d’ébouillanter le corps mince d’Ashargin. Il haleta, mais peu à peu s’habitua à la chaleur et s’étendit, prêtant l’oreille au bruit régulier du robinet.
Clip… clip… clip… Il garda les yeux ouverts sans cligner et fixa un point brillant du mur, plus haut que lui. Clip, clip, clip. Un son régulier, comme les battements de son cœur. Bat, bat, bat, chaud, chaud, chaud – il transposait les significations. Si chaud que tous ses muscles se détendaient. Clip, clip, clip, détends-toi, détends-toi…
Il avait été un temps, dans l’histoire de l’homme sur la terre, où l’on utilisait le choc rythmique d’une goutte d’eau sur le front pour rendre fou. Naturellement, là, elle ne lui tombait pas sur la tête ; la position, sous le robinet, eût été inconfortable. Mais le principe restait le même.
Clip, clip, clip, les bourreaux chinois inventeurs de cette méthode ne savaient pas que derrière elle se cachait un grand secret, et que l’homme devenait fou parce qu’il croyait qu’il allait le devenir, parce qu’on lui avait dit qu’il le deviendrait, parce qu’il était absolument persuadé que ce procédé causait la folie.
S’il avait cru avec la même foi qu’il engendre la raison, l’effet eût été aussi grand dans ce sens. Clip, clip, clip. Détends-toi, détends-toi, c’est si facile de se détendre. Sur terre, dans les hôpitaux où l’on transportait des hommes victimes d’une commotion physique ou nerveuse, le bain chaud constituait la première étape de la détente. Mais à moins de prendre d’autres dispositions, la tension revenait vite. La conviction, voilà l’élément vital, une conviction souple, empirique, facilement malléable pour s’adapter au monde dynamique de la réalité, mais, dans son essence, indestructible. Gosseyn la possédait. Pas Ashargin : le développement de son corps présentait tant de déséquilibres ! Des années de crainte avaient amolli ses muscles, drainé son énergie et abruti sa croissance.
De lentes minutes s’écoulèrent en mesure. Il était somnolent. Il se sentait si bien, si confortable, étendu dans l’eau chaude, la tiède matrice dont est née toute vie. Revenu aux mers brûlantes de l’origine des choses, au sein de la Mère Commune, et emporté par la pulsation lente d’un battement de cœur pourtant frémissant d’une vie nouvelle.
Un coup à la porte de la chambre à coucher le ramena, paresseux, à la conscience des choses.
— Oui ? dit-il.
— Enro vient d’appeler, répondit la voix tendue de Nirène. Il désire que vous passiez immédiatement lui faire votre rapport.
Gosseyn sentit le choc traverser Ashargin.
— Très bien ! dit-il.
— Prince, dit Nirène d’une voix inquiète, il paraissait pressé.
Gosseyn hocha la tête tout seul. Il se sentit excité, et ne put combattre entièrement le malaise d’Ashargin. Mais il ne restait aucun doute dans son esprit lorsqu’il sortit de la baignoire.
L’heure de défier Enro venait de sonner.
*
C’est néanmoins sans hâte qu’il s’habilla et quitta la chambre. Nirène patientait dans le salon. Gosseyn hésita en la voyant. Il avait une conscience très nette du pouvoir particulier d’Enro d’entendre et de voir à travers les murs pleins. Il désirait poser une question, mais pas directement.
La solution lui apparut au bout d’un moment.
— Avez-vous un annuaire du palais ?
Silencieuse, elle alla jusqu’au vidéophone, dans un coin, et lui rapporta une plaque brillante, flexible, qu’elle lui tendit avec l’explication :
— Tirez ce coulisseau. Chaque fois qu’il y a un déclic, apparaissent l’étage et le numéro de l’appartement de la personne que vous désirez. Il y a une liste des noms derrière. C’est tenu automatiquement à jour.
Gosseyn n’avait pas besoin de la liste. Il savait quels noms il cherchait. D’un geste rapide, il glissa jusqu’à Reesha, dissimulant son mouvement de son mieux.
Il était à présumer que Enro pût « voir » à travers une main aussi bien qu’à travers des murs, mais il devait y avoir des limites à ce don. Gosseyn décida de se fier à la vitesse.
Un coup d’œil, il lut le renseignement et passa au nom de Secoh. Cela fut presque aussi rapide. Il ramena le levier, d’un geste normal mais preste, à la position zéro, et rendit la plaque à Nirène.
Il se sentait merveilleusement calme et à l’aise. Le corps d’Ashargin, tranquille, acceptait ces violentes évidences avec une fermeté qui laissait bien augurer de l’avenir.
— Bonne chance ! dit-il à Nirène.
Il réprima un désir d’Ashargin de lui dire où il allait. Non qu’Enro ne le sût dans quelques minutes. Mais il sentit que, s’il mentionnait sa destination, un effort serait fait pour l’en écarter.
Dans le hall, il marcha rapidement vers l’escalier, monta un étage, ce qui l’amenait à un autre étage de l’appartement d’Enro. Il tourna à droite, et un moment plus tard, fut admis dans l’appartement de la femme qu’il avait connue jadis sous le nom de Patricia Hardie. Il espérait que Enro, curieux de ce que Ashargin et sa sœur pouvaient avoir à se dire, réfrénerait, de ce fait, toute impulsion punitive immédiate.
Comme Gosseyn-Ashargin suivait le domestique dans la vaste salle de réception, il vit Eldred Crang debout près de la fenêtre. Le détective vénusien Ā se retourna lorsque le visiteur entra, et il le regarda, pensif.
Il y eut un silence tandis qu’ils se dévisageaient mutuellement. Il paraissait à Gosseyn qu’il s’intéressait plus à Crang que Crang ne pouvait lui-même s’intéresser au prince Ashargin.
Il se rendit compte de la position de Crang. Un Ā, parvenu au cœur de la place forte ennemie, qui affirmait – avec sa complicité – être marié à la sœur du maître du Plus Grand Empire, et sur cette assise ténue – plus encore qu’il ne pouvait s’en douter, à considérer la croyance d’Enro en la seule valeur du mariage frère-sœur – fondait son opposition aux plans du dictateur.
Comment agirait-il ? Problème de stratégie. Mais d’autres pourraient se demander comment le prince Ashargin espérait jamais se dresser contre ce même tyran. Gosseyn tentait de résoudre ce problème par un défi hardi, fondé sur un plan d’apparence cependant logique.
Sans nul doute, Crang, si c’était nécessaire, montrerait la même hardiesse. Et il ne serait pas venu ici s’il n’avait pensé que sa présence pût être d’une certaine efficacité.
C’est Crang qui parla le premier.
— Vous désirez voir la Gorgzin Reesha ?
Il employait le féminin du titre dévolu au maître sur la planète d’Enro.
— Très instamment.
Crang dit :
— Vous le savez peut-être, je suis le mari de la Gorgzin. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à me parler d’abord de ce qui vous amène.
Gosseyn accueillit ceci avec joie. La vue de Crang l’avait énormément soulagé. Le détective non-aristotélicien était si habile que sa simple apparition sur la scène semblait enfin prouver partiellement que la situation ne présentait pas le danger que l’on pouvait croire. Crang reprit la parole :
— Qu’est-ce qui vous amène, prince ? dit-il, aimable.
Gosseyn fit un exposé sincère de tout ce qui venait d’arriver à Ashargin. Il conclut :
— Je suis décidé à améliorer la position du prince au palais. Jusqu’ici, il a été traité d’une façon impardonnablement mesquine. J’aimerais faire appel à la Gorgzin pour modifier l’attitude de Son Excellence.
Crang hocha le chef, pensif.
— Je vois.
Il s’écarta de la fenêtre et indiqua un fauteuil à Gosseyn-Ashargin.
— Je n’avais pas du tout compris votre position dans le jeu, dit-il. De ce que j’ai entendu, j’en concluais que vous acceptiez le rôle à vous assigné par Enro.
— Comme vous pouvez le voir, dit Gosseyn, et comme Enro doit s’en rendre compte, le prince insiste pour être traité conformément à son rang aussi longtemps qu’il sera vivant.
— Votre emploi de la troisième personne m’intéresse, dit Crang. Et je suis également intéressé par l’incidence « aussi longtemps qu’il sera vivant ». Si vous êtes capable de pousser jusqu’au bout les implications de cette phrase, il me semble que – euh… le prince pourrait obtenir réparation de la Gorgzin.
C’était l’approuver d’une façon. Prudemment, mais sans méprise possible. Cela semblait sous-entendre que le dictateur écoutait sans doute ; aussi les mots restaient sur un plan très verbal. Crang hésita, puis continua :
— Cependant, il est douteux que ma femme puisse vous être d’une grande utilité comme intermédiaire : elle a opté pour une attitude d’opposition absolue à la guerre de conquête entreprise par son frère.
Ça, c’était une information – et en regardant l’expression de Crang, Gosseyn se rendit compte que l’homme venait de la donner délibérément.
— Naturellement, dit Crang, en ma qualité de mari, je m’oppose également à la guerre sans restrictions.
Tout d’abord, ça déroutait. Telle était donc leur audace à eux, différente de la sienne, mais fondée sur le fait particulier de la parenté de Patricia et d’Enro. Puis Gosseyn se fit critique. Cette méthode présentait la même lacune que l’opposition menée par lui-même à ce moment. Comment la surmontaient-ils ? Gosseyn posa la question.
— Il me semble, dit-il lentement, qu’en adoptant cette attitude, vous et la Gorgzin restreignez grandement votre liberté d’action. Peut-être que je me trompe ?
— Partiellement, dit Crang. Dans ce système solaire, les droits légaux de ma femme sont presque équivalents à ceux d’Enro. Son Excellence est très attachée aux traditions, aux coutumes et aux habitudes du peuple et n’a en conséquence fait aucun effort pour détruire les institutions locales.
Encore une information. Et qui collait avec son propre plan. Gosseyn allait reprendre la parole lorsqu’il vit le regard de Crang se poser derrière son épaule. Il se retourna et aperçut Patricia Hardie qui venait d’entrer. Elle sourit quand leurs yeux se rencontrèrent.
— J’écoutais à côté, dit-elle. J’espère que ça ne vous embête pas.
Gosseyn fit signe que non, et il y eut un silence.
Il était fasciné. Patricia Hardie, la Gorgzin Reesha ! de la planète Gorgzid, sœur d’Enro – la jeune femme qui se faisait passer jadis pour la fille du président Hardie, et qui plus tard devait être mariée à Gilbert Gosseyn – avec une carrière d’intrigues comme celle-là derrière elle, certes, cela faisait quelqu’un avec qui compter. Et le mieux, c’est que, à la connaissance de Gosseyn, jamais elle n’avait flanché dans son soutien de la Ligue et du non-A.
Il lui parut qu’elle devenait de plus en plus belle. Pas tout à fait aussi grande que Leej, la Prédictrice, mais mieux faite. Ses yeux bleus offraient la même expression impérieuse que ceux de Leej, et toutes deux étaient aussi jolies. Mais ici s’interrompait la ressemblance.
Patricia irradiait la détermination. Peut-être une détermination juvénile – mais l’autre ne l’avait pas. Peut-être éprouvait-il cette impression parce qu’il savait ce qu’était Leej, et connaissait aussi la carrière de Patricia. Ceci pouvait avoir beaucoup d’importance. Mais Gosseyn estima que cela ne suffisait pas. Leej se laissait aller, sans aucune raison pour être ambitieuse aussi longtemps qu’elle connaissait son avenir. Même à supposer qu’elle acquît soudain un but, maintenant qu’il ne lui était plus possible de se reposer en tout sur son sens prophétique, il lui faudrait longtemps pour modifier ses habitudes et son attitude fondamentale.
Crang rompit le silence.
— Prince, dit-il d’un ton très amical, je pense que je peux satisfaire votre curiosité en ce qui concerne votre mariage à Nirène. Ma femme, ne sachant rien de la conversation de la semaine dernière, a trouvé parfaitement normal que vos relations aient été sanctionnées par l’Église.
Patricia rit doucement.
— Jamais il ne m’est apparu, dit-elle, qu’il pût exister des aspects inconnus de cette situation.
Gosseyn acquiesça, mais il restait tendu. Il admit qu’elle connaissait les intentions d’Enro à son égard, et qu’elle les prenait à la légère. Mais d’autres aspects inconnus lui échappaient, estima-t-il. Enro devait toujours espérer établir des relations de mariage légales avec sa sœur, sinon, il n’aurait pas essayé d’éviter qu’elle apprît son peu de considération pour ce lien lorsqu’il s’agissait d’autres personnes. Cette volte-face éclairait violemment le caractère et les desseins d’Enro.
— Votre frère, dit Gosseyn à voix haute, est un homme remarquable !
Il s’interrompit.
— Je suppose qu’il peut entendre ce que nous disons ici, s’il le désire ?
Patricia dit :
— Le don de mon frère a une curieuse histoire.
Elle s’arrêta, et Gosseyn, qui la regardait en face, vit à son expression qu’elle avait l’intention de lui donner des renseignements. Elle continua :
— Nos parents étaient très croyants – ou très habiles. Ils décidèrent que le dauphin Gorgzid mâle devait passer sa première année dans la crypte du Dieu Endormi. La réaction des gens fut hostile à l’extrême, aussi au bout de trois mois, Enro fut déplacé, réveillé, et par la suite eut une enfance normale.
« Il avait environ onze ans lorsqu’il se mit à voir et à entendre des choses à distance. Naturellement, mon père et ma mère considérèrent ceci comme un don du Dieu lui-même.
— Et que pense Enro ? demanda Gosseyn.
Il n’entendit pas la réponse. Des souvenirs d’Ashargin concernant le Dieu Endormi se mirent à parcourir sa conscience, des fragments d’informations recueillies lorsqu’il était esclave au temple.
Chaque rapport différait. On autorisait les prêtres à regarder le Dieu au moment du rite de l’initiation. Aucun ne voyait jamais la même chose. Le Dieu Endormi était un vieillard, un enfant, un adolescent de quinze ans, un bébé – telle était l’incohérence du recoupement.
Ces détails passèrent dans l’esprit de Gosseyn en un éclair. Qu’il s’agît d’une illusion due à l’hypnose ou produite mécaniquement, ceci n’avait qu’une importance secondaire. Mais ce qui fit sursauter Gosseyn, parmi ces souvenirs, c’est le détail de l’existence quotidienne du Dieu Endormi, inconscient mais nourri et entraîné par un système complexe de machines. La hiérarchie entière du Temple était organisée pour maintenir en marche tout l’organisme.
La lumière qui éblouit Gosseyn à cet instant le laissa étonné parce que c’est de cette façon aussi que l’on devait prendre soin de ses corps successifs.
Quelques secondes, l’idée lui parut trop fantastique. Un corps de Gosseyn, ici, en ce qui était maintenant le quartier général du Plus Grand Empire. Ici, protégé par tous les moyens dont dispose une puissante religion païenne.
Crang rompit le silence.
— L’heure de déjeuner, dit-il. Ceci vaut pour nous tous, je crois. Enro n’aime pas qu’on le fasse attendre.
Déjeuner ! Gosseyn estima qu’une heure environ s’était écoulée depuis qu’Enro le mandait au rapport. Assez pour provoquer une crise.
Mais le déjeuner s’écoula dans un silence presque total. On débarrassa la table, et Enro resta assis, retenant tout le monde. Pour la première fois, le dictateur regarda directement Gosseyn-Ashargin d’un œil froid et inamical.
— Secoh, dit-il sans se retourner.
— Oui ? répondit l’autre promptement.
— Faites apporter un détecteur de mensonges.
L’œil d’acier restait fixé sur Gosseyn.
— Le prince a demandé une enquête et je suis heureux de l’obliger.
À considérer les circonstances, c’était à peu près vrai, mais Gosseyn aurait changé deux mots. Au lieu de « a demandé », il aurait mis « s’est attendu à ».
Enro ne resta pas assis. Tandis que l’on assujettissait les bracelets du détecteur aux paumes de Gosseyn-Ashargin, il se leva et resta debout, l’œil fixé sur la table. Il fit signe aux autres de rester assis, et commença.
— Tous nous trouvons devant une curieuse situation, dit-il. Voici une semaine, j’ai fait venir le prince Ashargin au palais. J’ai été surpris de son aspect et de ses actes.
Sa bouche se plissa.
— Visiblement, il souffrait d’un violent complexe de culpabilité, probablement né du sentiment que sa famille avait trahi les citoyens du Plus Grand Empire. Il était nerveux, tendu, timide, presque muet, un spectacle pitoyable. Plus de dix ans il avait été tenu à l’écart des affaires interplanétaires et locales.
Enro s’interrompit, le visage sérieux, les yeux brillants. Il continua du même ton soutenu.
— Dès ce premier matin, il a montré une ou deux lueurs de clairvoyance et de compréhension étrangères à son caractère. Pendant cette semaine sur le vaisseau de l’amiral Paleol, il s’est conduit, dans une certaine mesure, d’une façon que laissait prévoir son passé. Pendant sa dernière heure de présence à bord du vaisseau amiral, cependant, il a évolué radicalement, une fois de plus, montrant de nouveau une connaissance supérieure aux possibilités de son état. Entre autres choses, il a envoyé le message suivant au destroyer Y 381 907.
D’un mouvement rapide, il se tourna vers l’un des secrétaires proches et tendit la main.
— Le message, dit-il.
On lui tendit une feuille de papier.
Gosseyn écouta Enro lire le message. Chaque mot paraissait aussi compromettant qu’il le pensait. Un dictateur, le guerrier le plus puissant de la galaxie, devait abandonner ses nombreux devoirs pour s’occuper d’un individu dont il avait eu l’intention de se servir comme un pion dans son propre jeu.
Que le joueur inconnu qui similarisait l’esprit de Gilbert Gosseyn dans le cerveau du prince Ashargin eût prévu une telle crise, cela importait peu. Gosseyn pouvait être un pion, lui-même susceptible de déplacement au gré de quelqu’un d’autre, mais quand c’était à lui de jouer, il faisait ce qu’il entendait – si possible.
Enro reprenait la parole de sa voix sombre.
— Ni l’amiral Paleol ni moi-même ne nous sommes rappelés sur le moment la mission confiée à ce vaisseau. Je ne vous dirai que ceci : nous avons enfin identifié ce vaisseau, et il semble incroyable que le prince Ashargin ait jamais pu en entendre parler. Et bien que je ne veuille pas préciser la nature de cette mission, je puis signaler au prince que son message n’a pas été transmis au vaisseau en question.
Gosseyn refusa d’admettre la chose.
— Le robopérateur du vaisseau amiral a envoyé le message en ma présence, dit-il rapidement.
Le géant haussa les épaules.
— Prince, dit-il, ce n’est pas nous qui l’avons arrêté. Le message n’a pas reçu d’accusé de réception. Nous n’avons pu parvenir à contacter le Y 381 907 depuis plusieurs jours. Et j’ai peur de devoir vous demander quelques éclaircissements. Le destroyer sera remplacé sur Yalerta par un vaisseau de bataille, mais il faudra plus d’un mois de vol à ce dernier pour atteindre la planète.
Gosseyn accueillit ces deux nouvelles avec des sentiments mitigés. C’était une grande victoire que l’on n’expédiât plus de Prédicteurs de Yalerta pendant un mois entier. Les destroyers, autre affaire.
— Mais où a-t-il pu aller ? demanda-t-il.
Il pensa au Disciple, et se tendit. Un moment après, il élimina la dangereuse implication de cette idée.
Il était vrai, apparemment, que le Disciple ne pût prévoir des événements en connexion avec Gilbert Gosseyn. Mais ceci ne valait que pour ce qui concernait le cerveau second. Il paraissait raisonnable, en conséquence, de penser que le Disciple savait où se trouvait Gosseyn.
À l’instant même s’interrompait la chaîne des déductions. Il n’y aurait aucune raison pour que le Disciple se montrât soudain mystérieux à l’égard d’Enro à propos du destroyer. Gosseyn fixa Enro d’un œil calme. Le moment venait de lui asséner un nouveau choc.
— Le Disciple ne sait-il rien ? demanda-t-il.
Enro allait parler. Ses mâchoires claquèrent et il regarda Gosseyn d’un œil complètement dérouté. Au bout d’un long moment, il dit :
— Ainsi, vous connaissez le Disciple. Eh bien, ça suffit. Il est temps que le détecteur nous donne une petite idée de ce que vous avez dans le crâne.
Il manœuvra un contact.
Le silence se fit autour de la table. Même Crang, qui chipotait distraitement dans son assiette, remua sur son siège et reposa sa fourchette. Secoh, pensif, fronçait le sourcil. Patricia Hardie observait son frère avec une esquisse de sourire. C’est elle qui parla la première.
— Enro, ne sois pas si ridiculement mélo.
Le géant se tourna vers elle, l’œil sombre, la figure rouge de colère.
— Silence, dit-il, brutal ; je n’ai pas besoin des remarques d’une personne qui a ridiculisé son frère.
Patricia haussa les épaules, mais Secoh, d’un ton coupant, observa :
— Votre Excellence, modérez-vous.
Enro se tourna vers le prêtre et, un instant, son visage eut une expression si horrible que Gosseyn crut le voir prêt à frapper le gardien du Temple.
— Elle vous intéresse toujours, hein ? ricana-t-il.
— Votre sœur, dit le prêtre, est la cogérante de Gorgzid et mandatée comme vous par le Dieu Endormi.
Enro passa une main dans sa crinière rouge et se secoua comme un jeune lion.
— Parfois, Secoh, dit-il, et son ricanement s’accentua, vous me faites l’effet d’être le Dieu Endormi. C’est une dangereuse illusion.
Le prêtre dit tranquillement :
— Je parle au nom de l’autorité qui m’a été conférée par l’État et le Temple. Je ne puis faire moins.
— L’État, c’est moi, dit froidement Enro.
Gosseyn observa :
— J’ai déjà entendu ça quelque part…
Personne ne parut entendre sa remarque. Et pour la première fois, il eut l’impression d’être le témoin d’un dissentiment d’importance. Il se raidit.
— Vous et moi, dit Secoh d’une voix chantante, ne tenons qu’un instant la coupe de la vie. Quand nous aurons bu notre part, nous resterons dans l’ombre – et l’État sera toujours là.
— Sous la domination de mon sang ! dit, violent, Enro.
— Peut-être…
Sa voix paraissait lointaine.
— Votre Excellence, cette fièvre qui vous a saisi, je l’entretiendrai jusqu’à la victoire.
— Et à ce moment ?
— Vous recevrez l’appel du Temple.
Enro allait dire quelque chose – il se retint et l’expression neutre de son visage céda la place à un sourire compréhensif.
— Pas bête, hein ? dit-il. Ainsi je vais recevoir l’appel du Temple, et devenir un initié. Le fait que ce soit vous qui transmettiez ces appels présente-t-il une signification quelconque ?
Le prêtre dit tranquillement :
— Lorsque le Dieu Endormi désapprouvera ce que je dis ou fais, je le saurai.
Le sarcasme revint contracter le visage d’Enro.
— Tiens, tiens ? Il vous le fait savoir, je suppose, et vous nous l’apprenez à votre tour ?
Secoh dit simplement :
— Vos insinuations ne m’atteignent pas, Excellence. Si je faisais état de ma position pour servir des desseins personnels, le Dieu Endormi ne supporterait pas longtemps pareil blasphème.
Enro hésita. Son visage se calmait, et Gosseyn eut l’impression que le puissant suzerain d’un tiers de la galaxie se sentait sur un terrain dangereux.
Ceci ne le surprenait pas. Les êtres humains gardent une affection persistante pour leur lieu d’origine. Derrière les réussites d’Enro, derrière l’enveloppe de cet homme dont les paroles faisaient loi pour neuf cent mille vaisseaux de guerre, se cachaient toutes les réactions d’un système nerveux humain. Si embrouillées en lui qu’en certains cas, on pouvait à peine les reconnaître pour humaines. Pourtant cet homme avait été un enfant, un enfant né sur Gorgzid. Et si fort restait ce lien que cette planète abritait maintenant la capitale du Plus Grand Empire. Un tel homme n’insulterait pas facilement aux dogmes d’une religion dans laquelle on l’avait élevé.
Gosseyn constata qu’il avait déchiffré correctement l’état d’esprit d’Enro qui s’inclina, sarcastique, vers Patricia.
— Ma sœur, dit-il, je vous demande humblement pardon.
Il se tourna brusquement vers Gosseyn-Ashargin.
— Les deux personnes, sur le destroyer, dit-il, qui est-ce ?
Le moment de l’épreuve était venu.
Gosseyn répondit rapidement :
— La femme est une Prédictrice sans importance spéciale. L’homme s’appelle Gilbert Gosseyn.
À la dérobée, il regarda Patricia et Crang tandis qu’il prononçait ce nom si familier. Il importait qu’ils ne parussent pas le reconnaître.
Ils accueillirent l’information avec beaucoup de calme, lui sembla-t-il. Ils continuaient d’observer attentivement son visage, mais leurs yeux ne manifestaient aucune surprise.
Enro se concentrait sur le détecteur.
— Pas de commentaires ? demanda-t-il.
Il y eut un silence de plusieurs secondes. À la fin, prudent, le détecteur dit :
— L’information est correcte en elle-même.
— En quoi ne l’est-elle pas ? demanda sèchement Enro.
— Il y a une confusion, répondit l’appareil.
— De quoi ?
— Identité.
Le détecteur parut se rendre compte que la réponse ne convenait pas. Il répéta.
— Il y a une confusion.
Il allait dire autre chose, mais s’interrompit, et l’on n’entendit pas même la première syllabe.
— Eh bien, je veux être…, explosa Enro.
Il hésita.
— Cette confusion a-t-elle un rapport avec les personnes du destroyer ?
— Non, dit vivement le détecteur. C’est-à-dire…
Il hésita de nouveau et reprit, déterminé :
— C’est-à-dire, pas exactement. Votre Excellence, cet homme est Ashargin et pourtant ce n’est pas lui. Il…
Il resta silencieux, puis, piteux :
— Question suivante, s’il vous plaît.
Patricia Hardie pouffa. Ceci parut déplacé. Enro lui lança un regard terrible. Il dit sauvagement :
— Quel est l’imbécile qui a apporté ici un détecteur détraqué ? Un autre, tout de suite.
Le second détecteur, une fois en place, répondit à la question d’Enro :
— Oui, c’est bien Ashargin.
Il s’arrêta, reprit :
— C’est-à-dire… il semble que ce soit lui.
Il conclut, incertain :
— Il y a une confusion.
Il y avait également à présent une certaine confusion dans l’esprit du dictateur.
— Ça, c’est inouï ! dit-il.
Il se ressaisit et continua :
— Eh bien, nous irons jusqu’au fond de cette affaire.
Il regarda Ashargin.
— Ces gens, sur le destroyer. J’infère de votre message au capitaine Free qu’ils sont prisonniers.
Gosseyn acquiesça :
— C’est exact.
— Et vous voulez qu’on les amène ici ? Pourquoi ?
— Je pensais que vous désiriez les questionner, dit Gosseyn.
Enro, de nouveau, sembla démonté.
— Je ne vois pas comment vous pourriez utiliser qui que ce soit contre moi, ici, sous mon pouvoir.
Il s’adressa à la machine.
— Alors, détecteur ? A-t-il dit la vérité ?
— Vous voulez dire, désire-t-il qu’on les amène ? Oui, il le désire. Quant à les utiliser contre vous ?… Tout est mélangé.
— En quel sens ?
— Eh bien, une de ses pensées montrerait qu’en un sens, l’homme du navire serait ici ; et une autre concerne le Dieu Endormi – tout ceci paraît mêlé au prince Ashargin.
— Votre Excellence, intervint Secoh tandis que Enro, stupéfait, restait silencieux, puis-je poser une question au prince Ashargin ?
Enro acquiesça, mais ne dit rien.
— Prince, dit le prêtre, avez-vous une idée de la nature de cette confusion ?
— Oui, dit Gosseyn.
— Quelle est votre explication ?
— Je suis périodiquement possédé, dominé, contrôlé et dirigé par le Dieu Endormi.
« Que les détecteurs se débrouillent pour nier tout ça », pensa Gosseyn avec une profonde satisfaction.
Enro rit. Le rire d’un homme tendu devant qui surgit soudain quelque chose de ridicule. Il s’assit à la table, mit sa figure dans ses mains, ses coudes sur la table, et explosa. Lorsqu’il releva enfin les yeux, ils étaient pleins de larmes.
— Ainsi, vous êtes le Dieu Endormi, dit-il, et vous avez pris possession d’Ashargin.
La drôlerie de la chose le saisit de nouveau et il hoqueta cinq bonnes minutes avant de recouvrer son calme. Cette fois, il regarda Secoh.
— Seigneur gardien, dit-il, c’est le « combientième » ?
Il parut se rendre compte que sa question restait obscure pour ses voisins. Il se tourna vers Gosseyn.
— En un an, il se présente à peu près cent personnes, rien que sur cette planète, qui prétendent être possédées par le Dieu Endormi. Dans tout l’empire, il y a environ deux mille rouquins qui affirment être Enro le Rouge, et ces onze dernières années, environ dix mille individus sont venus raconter qu’ils étaient le prince Ashargin. La moitié ont dépassé la cinquantaine.
Gosseyn dit :
— Qu’arrive-t-il quand on les met en présence d’un détecteur de mensonges ?
Le géant se rembrunit.
— Bon, dit-il, allons-y. Comment ça se passe-t-il ?
Gosseyn s’attendait au scepticisme. Sauf Crang, tous étaient des thalamiques. Même Patricia Hardie, si amicale qu’elle fût pour Vénus, n’avait pas la culture Ā. De telles personnalités pouvaient avoir des idées contradictoires et discuter même cette contradiction sans être en aucune façon influencées par la réalité. L’essentiel, c’était d’avoir semé la graine. Il vit Enro se renfrogner.
— Assez de blagues, dit le géant. Revenons aux faits. J’admets que vous m’ayez joué, mais je ne vois pas ce que vous vous attendez à en tirer. Que voulez-vous ?
— La compréhension, dit Gosseyn.
Il s’exprimait avec prudence, mais se sentait net et déterminé.
— D’après ce que je vois, reprit-il, vous désirez m’utiliser à quelque chose. Eh bien, j’accepte – dans une certaine mesure. En retour, je désire ma liberté d’action.
— Liberté de quoi ?
Ce que dit alors Gosseyn s’adressait aussi aux autres.
— En déclenchant cette guerre, dit-il, vous avez mis en danger la vie de tous les habitants de cette galaxie, y compris ceux du Plus Grand Empire. Je pense que vous devriez accepter les conseils de ceux qui partageraient votre sort au cas où cela tournerait mal.
Enro se pencha et leva le bras comme s’il allait le gifler. Un instant il resta comme ça, tendu, les lèvres serrées, les yeux fixes. Puis, lentement, il se détendit et se cala dans son fauteuil. Il sourit légèrement et dit :
— Allez-y, pendez-vous.
Gosseyn dit :
— Il me paraît que vous vous êtes concentré si complètement sur l’aspect offensif de la guerre que vous en avez négligé certains aspects tout aussi essentiels.
Enro, suffoqué, hocha la tête.
— Et tout ça, dit-il ébahi, d’un garçon qui vient de passer onze ans dans un jardin potager.
Gosseyn ignora le commentaire. Il lui parut qu’il progressait. Sa théorie était la simplicité même. On n’avait pas mis en avant le prince Ashargin à ce moment critique sans une raison essentielle. On ne l’éliminerait pas avant qu’il eût rempli le rôle pour lequel on l’avait ressuscité.
En outre, le moment se présentait bien pour se renseigner sur les intentions d’Enro envers certaines personnes.
— Par exemple, dit Gosseyn, il y a le problème du Disciple. Le Disciple est un être virtuellement indestructible. Vous ne supposez pas, la guerre gagnée, qu’un homme comme le Disciple laissera Enro le Rouge gouverner la galaxie.
Enro, sauvage, dit :
— Je m’occuperai du Disciple si ça le travaille.
— Facile à dire. Il peut entrer à chaque instant et tuer tout le monde dans cette pièce.
Le géant secoua la tête. Il paraissait égayé.
— Mon ami, dit-il, vous avez écouté sa propagande. Je ne sais pas comment il fabrique son ombre, mais j’ai conclu voici bien longtemps que tout le reste est physique ordinaire. Ça veut dire des distorseurs, et pour les armes, de l’énergie. Seuls deux distorseurs dans ce bâtiment ne sont pas sous mon contrôle, et je les tolère. Je défie qui que ce soit de construire des machines à proximité de nous sans que je le sache.
Gosseyn dit :
— Cependant, il peut prédire chacun de vos gestes.
Le sourire s’effaça du visage de l’autre.
— Il peut prédire ce qu’il veut, dit-il, coupant. C’est moi qui commande. S’il essaie de s’en mêler, il va se retrouver dans la position du condamné à la pendaison : il sait le jour et l’heure, mais il ne peut rien y faire.
Gosseyn dit :
— À mon avis, vous n’avez pas réfléchi à tous ces problèmes de la façon qu’il fallait.
Enro resta silencieux, regardant la table. Enfin, il leva les yeux.
— Quoi d’autre ? dit-il. J’attends les conditions en question.
Il était temps de parler affaires.
Gosseyn sentit l’effet de toute cette scène sur le corps d’Ashargin. Il aurait voulu relâcher un peu la tension du système nerveux du prince. Il eut envie de regarder Crang, Patricia ou Secoh pour voir comment ils réagissaient à la situation. Ceci donnerait à Ashargin un moment de détente. Mais il réfréna son désir. Enro avait pratiquement oublié la présence de témoins. Il ne serait pas sage de distraire son attention. Il dit à voix haute :
— Je désire avoir l’autorisation de faire des appels où que ce soit dans la galaxie à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Naturellement, vous pouvez les écouter, vous ou vos agents.
— Naturellement ! dit Enro, sarcastique. Et encore ?
— Je veux la libre disposition des distorseurs de transport en tous points du Plus Grand Empire.
— Je suis heureux de vous voir restreindre ce désir au Plus Grand Empire, dit Enro.
Il s’interrompit.
— Continuez, s’il vous plaît.
— Je désire pouvoir commander tout équipement de mon choix aux Magasins généraux. Pas d’armes, naturellement.
Enro remarqua :
— Ça peut continuer longtemps comme ça. Qu’est-ce que vous offrez en retour de ces extravagantes prétentions ?
Gosseyn formula sa réponse non pas à l’adresse d’Enro, mais à celle du détecteur :
— Vous avez tout écouté. Ai-je parlé franchement jusqu’ici ?
Les tubes clignotaient à peine. Il y eut une longue hésitation.
— C’est exact, jusqu’à un certain point, au-delà duquel il y a une confusion mettant en jeu…
— Le Dieu Endormi ? demanda Gosseyn.
— Oui, et pourtant, non.
Gosseyn revint à Enro.
— Combien de révolutions avez-vous à combattre, demanda-t-il, sur les planètes du Plus Grand Empire où l’on fabrique un matériel de guerre vital ?
Le dictateur le regarda, amer, et dit enfin :
— Plus de deux mille.
— Ça ne fait que trois pour cent. Qu’est-ce qui vous embête ?
— Quelques-unes, dit Enro avec franchise, ont une importance technique hors de proportion avec leur importance réelle.
C’est ce qu’il avait désiré entendre. Gosseyn dit :
— En échange de ce que je vous ai demandé, je parlerai à la radio pour soutenir votre attaque. Pour autant que le nom d’Ashargin soit de quelque utilité au contrôle de l’empire, je le mets à votre disposition. Je coopérerai jusqu’à nouvel ordre. C’est ce que vous voulez de moi, non ?
Enro se leva.
— Vous êtes sûr, dit-il sauvagement, que c’est bien tout ce que vous désirez ?
— Encore une chose… dit Gosseyn.
— Oui.
Gosseyn ignora le ton sardonique.
— Cela concerne ma femme. Elle ne doit plus paraître au bain royal.
Il y eut un long silence. Un poing puissant s’abattit sur la table.
— Tope ! dit Enro d’une voix sonore. Vous ferez tantôt votre premier discours.